La détresse des ‘’Atis Rezistans’’

Une partie de l’Installation des Atis Rezistans à documenta fifteen (St. Kunigundis Church). © Haupt & Binder, Universes in Universe

Autrefois animée par le vacarme d’une vie active, Grand-Rue, lieu mythique des Atis Rezistans, est désormais rythmée par le crépitement d’armes lourdes, interrompant régulièrement un silence empreint d’inquiétude. La vie, notamment artistique, s’éteint progressivement à Grand-Rue.

Grand-Rue n’est plus le lieu vibrant de vie et d’imagination qu’elle était autrefois. Ce lieu à peine dormait, s’éveillant dès les premières lueurs du jour, est désormais désert. La guerre des gangs et les échanges entre policiers et bandits ont paralysé son fonctionnement, forçant les résidents à abandonner les lieux.

© AP Photo/David McFadden

Nous nous réunissions, partagions des idées et critiquions mutuellement nos créations. Ce sont mes plus beaux souvenirs de cette époque

Celeur

Pendant plus de deux décennies, Grand-Rue, avec l’émergence des « Atis Rezistans », est devenue un important espace de création artistique contemporaine dans le pays. Grand-Rue a vu naître des plasticiens qui sont désormais reconnus internationalement notamment pour leur maîtrise de la récupération et de l’assemblage. En outre, à travers « Ti moun Rezistans », Grand-Rue offrait une belle alternative aux jeunes en quête de perspectives et d’expression artistique.

Celeur Jean Herard, l’un des piliers des « Atis Rezistans », conserve encore de précieux souvenirs en mémoire. « Des touristes déambulaient à Grand-Rue jusqu’à 10 ou 11 heures du soir. Ils passaient chez Eugène, prenaient le corridor pour aller chez Guyodo, puis me retrouvaient à la rue Magasin de l’État. Nous nous réunissions, récupérions des matériaux dans les garages et les détritus, partagions des idées et critiquions mutuellement nos créations. Ce sont mes plus beaux souvenirs de cette époque », se remémore-t-il. « Je recevais des visites de différentes nations à tout moment », ajoute Frantz Jacques (Guyodo).

Celeur réalisant une sculpture devant son atelier à Grand-Rue en 2022. © Yves Osner Dorvil

Grand-Rue est devenue invivable

Guyodo

Ces moments ne sont désormais que des souvenirs lointains. Les trois figures emblématiques de ce mouvement ont abandonné leurs ateliers et, pour certains, leurs domiciles. Eugène a trouvé refuge aux Cayes, la principale ville du département du Sud, laissant derrière lui son atelier et sa maison.

Guyodo s’est installé aux Ateliers Tebo, où un ami artiste lui a généreusement offert un refuge. « J’étais l’un des rares artistes à y rester jusqu’à ce que je me rende compte que cela n’en valait pas la peine », a-t-il regretté. « Grand-Rue est devenue invivable. J’y suis né, j’y ai grandi, et c’est la première fois que je vis cette situation. Je ne reconnais plus cet endroit, où des hommes circulent avec des armes lourdes, ne respectent pas les aînés ni les notables, où je suis obligé de marcher la tête baissée », s’est-il indigné. Guyodo, dont l’atelier avait été dévasté par un violent incendie au début de mars 2020, était en train de constituer une nouvelle collection qu’il est maintenant contraint d’abandonner.

Visite des ateliers d’Eugène et de Celeur par une équipe du Centre d’Art en 2022. © Yves Osner Dorvil

« J’ai laissé là-bas plus de 30 ans de création artistique. C’est toute ma vie qui y est », regrette Celeur, qui avait quitté les lieux un peu plus tôt que ses camarades. Lors d’une visite du Centre d’Art dans l’atelier de Celeur en 2022, le personnel avait pu explorer une collection répartie sur le rez-de-chaussée et le premier étage. Cette collection, composée de sculptures en bois et en fer, contient des œuvres remontant aux débuts de la carrière de l’artiste. Une autre partie de ses créations est conservée chez un ami dans les hauteurs de Port-au-Prince.

Tous les « Atis Rezistans » n’ont pas quitté Grand-Rue. Jean Muller Milord, sculpteur, y vit encore et décrit une situation insoutenable. « Je suis pris entre les balles, celles des policiers qui assimilent tous les habitants à des bandits et celles des gangs qui ne nous ménagent pas », a-t-il rapporté. « Nous avons l’impression, et nous sommes conscients, que chaque jour pourrait être le dernier », a-t-il confié. « J’ai pensé à quitter les lieux. J’y pense encore. Mais où aller ? Je n’ai jamais connu d’autres lieux. »

Jean Muller est né et a grandi à Grand-Rue, où il a fait ses premiers pas dans l’atelier « Ti moun Rezistans ». Sa progression a été fulgurante et remarquable. Il a figuré parmi les « Atis Rezistans » qui ont remporté le titre d’“Exposition de l’année 2022” à la documenta fifteen, à Kassel, en Allemagne.