Exposition de la collection Arthur Albrecht au Musée d’Art de Tampa, rencontre avec le curateur, Edouard Duval-Carrié

Edouard Duval-Carrié. © Scott McIntyre

L’exposition « Reframing Haitian Art: Masterworks from the Arthur Albrecht Collection », qui a débuté le 26 avril 2024 au Musée d’Art de Tampa, s’est achevée le 23 juin 2024. Nous avons rencontré le commissaire de l’exposition, Edouard Duval-Carrié.

Le Centre d’Art : D’où provient l’idée d’exposer la collection d’Arthur

Albrecht ?

Edouard Duval-Carrié : En tant qu’artiste lié au Centre d’Art, il m’a toujours semblé que les discours et même la promotion que le Centre d’Art se faisait de lui-même ne reflétaient certainement pas l’histoire réelle de cette institution. Le Centre d’Art fut fondé dans les années 40 sur un modèle relativement démocratique où tout créateur était bienvenu, qu’il fasse partie de la classe majoritaire ou qu’il appartienne à la classe aisée, qui était minoritaire. Tout le monde était bienvenu. Tous les artistes du pays ont accouru vers ce lieu assez particulier. Les artistes issus des milieux non favorisés ainsi que les gens du pays « en dehors » ont accouru pour présenter leurs travaux spécialisés. En très peu de temps, les artistes de la classe majoritaire, que l’on avait, au début, du mal à décrire car ils étaient « bien singuliers », recevaient l’accolade du monde de l’art au niveau international, ce qui ne cesse de surprendre. La réaction d’un groupe d’artistes, que l’on pourrait déclarer issus du milieu urbain, ne tarda pas à se manifester car ces artistes prirent ombrage de leurs frères et décidèrent de faire chemin à part.

Le succès de ce qu’on appelle la première génération du Centre d’Art était particulier car on consacrait à ces artistes la couverture de revues internationales populaires, telles que le Times et le Paris Match, et il est possible de dire qu’ils ont eu, 2 ou 3 ans après l’ouverture du Centre d’Art, un succès notable. De la façon dont tout cela était encadré, cela relevait du miracle et de nombreux mythes se sont établis pour expliquer ce phénomène, faisant du Centre d’Art le berceau de l’art haïtien. De tout ce qui s’est dit à ce sujet, je crois que le Centre d’Art est certainement le berceau de l’art haïtien. Si on ne prend pas au sérieux les objets sacrés issus de la culture vaudou, qui a toujours existé dans ce pays et qui a pour base l’Afrique, on manque une part essentielle de cette histoire. Ce qui m’a toujours paru gênant, c’est que ces artistes de la première génération n’ont jamais été vraiment célébrés pour l’originalité de leurs expressions et l’authenticité de leurs sentiments, exprimés de façon toujours singulière. Ce qui est clair, c’est qu’ils ont fait école et qu’une pléiade d’artistes moins originaux qu’eux firent apparition. Pour faciliter la tâche, le label de l’art haïtien fut établi, ce qui effaça la singularité et le miracle que représentait cette génération d’artistes.

Quand l’opportunité de présenter cette collection donnée aux musées de Tampa s’est présentée, je me suis dit que c’était l’occasion de mettre les pendules à l’heure, en d’autres termes, de recadrer l’histoire de l’art haïtien et celle du Centre d’Art. M. Arthur Albrecht, comme bien d’autres collectionneurs au niveau mondial, se précipita en Haïti à Port-au-Prince, mais certainement au Centre d’Art. Celui-ci avait collectionné pas moins de 90 œuvres, dont environ 25 œuvres de ces artistes de la première génération. La première exposition montée par le musée se concentra sur ces artistes et les œuvres que nous avons choisies furent immédiatement envoyées à des restaurateurs qui ont pu leur redonner l’éclat qu’elles avaient certainement lorsqu’elles étaient présentées au Centre d’Art. Et encore une fois, l’éclat de chacune d’entre elles se fit sentir de nouveau. Au vernissage de cette exposition, quelqu’un m’a dit qu’il n’avait jamais vu de l’art haïtien « comme ça », pour souligner que cela sortait de l’ordinaire, et mes souhaits furent comblés. C’est pourquoi, lorsqu’on m’invita à collaborer aux festivités qui sont en train d’être organisées pour les 80 ans du Centre d’Art, ce fut un autre souhait devenu réalité.

CDA : Qu’est-ce qui vous a poussé à accepter d’être le curateur de cette exposition ?

EDC : En allant visiter le musée de Tampa, qui m’invitait à regarder cette collection, il m’a paru fortuit de prendre ce commissariat parce qu’il répondait à une de mes grandes préoccupations. Les artistes de la première génération du Centre d’Art n’ont jamais été reconnus individuellement pour l’excellence de leur production ainsi que pour la singularité de leur vision. Bien qu’ils aient été reconnus et aient commencé à vendre leurs travaux au niveau international, leur production n’a jamais été approfondie de manière intelligente. On leur a toujours demandé de produire plus et plus, mais jamais on ne leur a demandé quelle était leur position au niveau culturel. Du fait qu’ils ne parlaient pas l’anglais ou le français de façon correcte, ils ne furent jamais pris au sérieux dans le sens où on ne leur a jamais demandé quel était le but ou quelles impulsions les projetaient en avant afin de donner plus de sens à leur production. Ils furent presque tous cantonnés sous le label d’art haïtien et, au mieux, d’art populaire d’Haïti, laissant entendre que n’importe qui aurait pu produire ces œuvres.

En visionnant la collection de M. Albrecht, il y avait à peu près 25 œuvres issues de cette génération. Pour moi, c’était l’opportunité de les mettre en exergue et de donner mon point de vue sur leur production. Ce n’étaient certainement pas des gens simples ou naïfs comme ils avaient été décrits par de nombreux critiques ou connaisseurs. Il me semblait important de les mettre en lumière et de leur donner la place qu’ils méritaient dans le déroulement de l’art haïtien.

CDA : Quelles impressions avez-vous de cette collection ? Avez-vous des expériences personnelles avec certains artistes dont les œuvres figurent dans la collection ?

EDC : Je les ai presque tous rencontrés. Évidemment, il n’y a pas d’œuvre d’Hector Hyppolite dans cette collection, mais j’ai rencontré une grande majorité de ces artistes. Très tôt, je suis devenu un régulier au Centre d’Art, où les artistes se réunissaient parfois les samedis après-midi pour prendre un café. Georges Liautaud était plutôt réservé et ne s’exprimait que très rarement, mais lorsqu’il le faisait, tout le monde était à l’écoute. Je crois qu’il était le plus âgé. Je ne sais pas si c’était par respect qu’on lui accordait cet honneur, mais je réalisais très vite que ses interventions étaient toujours d’une grande justesse.

J’ai aussi rencontré André Normil, et je trouvais que son travail ne traduisait pas la réalité, mais au contraire, qu’il représentait une façade qui n’existait pas. Cependant, pour lui, c’était tout autre chose. Il s’exerçait à montrer ce que l’Haïtien voulait et méritait. C’était simplement un acte de défiance et une demande de réparation auprès des dirigeants. Si quelqu’un me l’avait dit, je ne l’aurais pas cru.

CDA : Pourriez-vous nous parler du synopsis du projet ?

EDC : Pour moi, c’était une sorte de préparation pour cette exposition des 80 ans du Centre d’Art. Nous avons pu monter un symposium au musée de Tampa, où nous avons réuni un grand nombre d’intellectuels haïtiens et internationaux pour discuter de l’art haïtien et de la place du Centre d’Art dans cette histoire. 

CDA : Quel défi a été le plus difficile à surmonter dans votre travail de commissaire durant

cette exposition ?

EDC : Le plus grand défi que nous avons dû surmonter pour l’exposition de Tampa a été l’état des œuvres de la Collection Albrecht, qui n’étaient pas en état d’être exposées car elles étaient quelque peu abîmées par le temps. Convaincre le musée de les faire restaurer a été essentiel. Grâce à un don de la compagnie Bank of America, le musée a pu entreprendre cette tâche, et les tableaux restaurés avaient alors l’éclat d’œuvres fraîchement sorties de l’atelier d’artiste. Le public s’est étonné de la qualité et de la fraîcheur des œuvres présentées, ce qui a enrichi l’expérience et l’impact de l’exposition.

CDA : Cette exposition et cette collection vous ont-elles apporté de nouvelles perspectives sur l’art haïtien ?

EDC : Nous avons rendu visite au restaurateur, et déjà à ce moment-là, j’ai réalisé que l’œuvre de ces artistes était d’une qualité exceptionnelle. Cependant, c’est lors du vernissage que j’ai pleinement pris conscience de la valeur et de l’exécution de ces œuvres. C’est à ce moment que j’ai compris pourquoi le monde s’étonnait de la production haïtienne de cette époque. Ces artistes, malgré le fait qu’ils ne soient pas issus d’une classe aisée et qu’ils n’aient pas bénéficié d’une formation professionnelle, arrivaient à produire des œuvres de qualité, ou comme on dit aux États-Unis, des œuvres de niveau mondial (« World Class Production »).

Cette expérience m’a profondément marqué en me permettant de voir au-delà des stéréotypes et des préjugés souvent associés à l’art haïtien de cette période. Elle m’a ouvert les yeux sur la véritable richesse et la profondeur de cette production artistique, et elle a renforcé mon engagement à faire reconnaître et valoriser ces artistes pour leur contribution significative à l’histoire de l’art haïtien.

CDA : Remarquez-vous un intérêt pour cette collection ?

EDC : Le fait que cette collection ait été acceptée par un musée montre clairement que cet art doit être conservé et préservé pour les générations à venir.

CDA : La majeure partie des créations sont de l’art naïf. Pensez-vous que cet art influence encore et/ou suscite le même intérêt dans le milieu artistique américain ?

EDC : Elles ont été ainsi classées, mais il est temps que l’on révise ce genre de classification car elles ont été mises en place pour faciliter et identifier cette marchandise, mais elles ne prennent pas en compte la valeur et les circonstances de leur production. Les artistes en question étaient singuliers et passionnés par leur métier, qui consistait à produire des œuvres d’une valeur culturelle et artistique. C’est pourquoi nous devons les préserver, car elles témoignent de ce que ce pays a pu produire malgré tous les défis auxquels il fait face.