Insécurité : les œuvres d’art face au chaos

À la suite des récentes vagues de violence, artistes et conservateurs d’art se retrouvent face à une menace sans précédent : la destruction de leurs créations.
« J’ai déjà retiré plusieurs toiles de leur châssis. Je les ai enroulées. Ce sera plus facile de les emporter avec moi au cas où la menace frapperait à ma porte », confie le peintre Shneider Léon Hilaire, installé à Thomassin, un quartier perché sur les hauteurs de Pétion-Ville, aux portes de la commune de Kenscoff.
Depuis le début de l’année 2025, Kenscoff est la cible des hommes armés. Ils se sont installés dans plusieurs localités de cettte commune, devenues de nouveaux fronts où ils affrontent les forces de l’ordre.
Cette situation a semé la panique chez l’artiste plasticien, qui prend ses précautions. « Heureusement, j’ai une exposition qui s’ouvrira bientôt aux États-Unis. L’atelier a donc été vidé de plus de la moitié des œuvres », confie-t-il avec un brin de soulagement. Quant aux œuvres invendues, elles ne reviendront pas en Haïti. « J’en ai déjà plusieurs en France et en Guadeloupe. Elles resteront là-bas elles aussi », ajoute-t-il, la voix empreinte de tristesse.
L’inquiétude quant à la préservation des œuvres a progressivement plongé les artistes et les collectionneurs dans l’angoisse, à mesure que les conflits armés se multiplient dans plusieurs communes du département de l’Ouest. Les hommes armés ont en effet tendance à tout ravager sur leur passage.
En août 2023, lors de leur attaque contre Carrefour-Feuilles, ils ont incendié l’atelier de Ronald Edmond, qui abritait sept autres artistes. Plus de 200 œuvres – tableaux, sculptures, drapeaux vodou – sont parties en fumée. Moins d’un mois plus tard, ce fut au tour de l’atelier de Lionel St-Éloi d’être frappé, anéantissant plusieurs décennies de création. « Grâce à quelques amis, nous avons pu sauver quelques pièces parmi celles qui n’ont pas été brûlées », raconte Duckyns St-Éloi, fils de l’artiste.
Le Village artistique de Noailles a été l’une des premières victimes de cette machine de destruction et de violence. Dès les premières attaques en 2022, plusieurs ateliers ont été incendiés. « Ensuite, ils sont revenus pour en saccager d’autres, pillant des œuvres qu’ils ont utilisées pour dresser des barricades sur les routes. D’autres ont été volées et revendues comme de simples tas de ferraille », déplore le sculpteur Eddy Jean Rémy, président de l’Association des Artistes et Artisans de la Croix-des-Bouquets (ADAAC).
Les artistes, pleinement conscients du danger qui menace leurs œuvres, cherchent activement à les mettre en sécurité. Cependant, le véritable problème réside dans le fait qu’il n’existe aucun véritable refuge sûr dans le département de l’Ouest.
Un entreposage complexe
En 2024, Dubréus Lhérisson a déplacé quatre de ses tableaux de son atelier à Bel-Air, les mettant chez lui, dans un quartier au bas de Delmas, estimant que cet endroit offrirait plus de sécurité. « Ce sont les quatre plus belles œuvres sur lesquelles je travaillais à l’époque. Bien que je ne les avais pas encore terminées, elles étaient évaluées entre 30 000 et 40 000 dollars américains. Elles représentaient mon assurance-vie. Si je n’avais pas pu atteindre Bel-Air ou si les balles fusaient de partout, au moins, j’aurais gardé celles-là, pensais-je à ce moment », confie-t-il.
Céleur Jean Herard, l’un des premiers artistes de la Grand-Rue à fuir, avait stocké une partie de ses œuvres, notamment ses plus récentes créations, chez un collectionneur à Thomassin, à un moment où la menace semblait encore loin de cette localité. Aujourd’hui, pourtant, les habitants redoutent un déplacement imminent, face à l’intensification des attaques des hommes armés sur Kenscoff.
À Grand-Rue, les artistes ont traversé toutes sortes d’émotions. D’abord, c’était la peur, notamment à la fin du mois de février 2024, lorsque la majorité des artistes a quitté le quartier, abandonnant derrière eux leurs précieuses collections, comme ce fut le cas pour deux des figures emblématiques d’Atis Rezistans, Frantz Jacques Guyodo et André Eugène.
Cependant, jusqu’à présent, les créations n’ont pas encore été touchées. « Nous avons toujours évolué au milieu des hommes armés. Ils faisaient partie de notre environnement quotidien, certains nous connaissaient personnellement. Ils comprennent l’importance de nos créations. C’est pourquoi ils hésitent à détruire ou à vandaliser nos œuvres », confie un plasticien qui a récemment quitté Grand-Rue.
André Eugène, de son côté, reste constamment informé sur la situation à Grand-Rue. « J’ai un contact sur place qui me tient régulièrement au courant et garde un œil vigilant sur les ateliers », explique-t-il.
Mais une nouvelle inquiétude est récemment survenue. Elle concerne l’intervention des forces de l’ordre dans le bas de la ville, début mars 2025. « Ils ont détruit des tentes et des habitations à Fort Saint-Clair. Nous craignons qu’ils n’atteignent la rue Chareron, où se trouvent la majorité des ateliers », confie le plasticien, visiblement préoccupé par l’escalade de la violence. « Nous ne sommes pas opposés aux opérations, mais nous souhaitons qu’elles soient coordonnées », souhaite-t-il.
La peur d’une situation irréversible
Interrogé sur la crainte de la destruction des créations artistiques, Ernst Jeudy, conservateur et restaurateur au Centre de conservation des biens culturels (CCC), redoute que les œuvres endommagées ne puissent être restaurées en raison des méthodes de destruction des hommes armés.
Les actions des agresseurs dans les lieux abritant des créations artistiques peuvent entraîner plusieurs conséquences graves. Jusqu’à présent, les cas rencontrés incluent des brûlures, du vandalisme et de la destruction pure et simple.
« 90 % des œuvres de Lionel St-Eloi qui ont été détruites par le feu étaient des peintures », a révélé son fils. « Les sculptures en béton ont été vandalisées : ils ont tiré dessus, les ont défigurées et y ont inscrit des messages. Quant aux sculptures, elles ont été gravement endommagées », a-t-il ajouté.
Ernst Jeudy, quant à lui, craint que les œuvres sur des supports tels que la toile ou le papier ne soient irrémédiablement affectées. « Si le feu les atteint, il est impossible de les restaurer, contrairement aux œuvres endommagées par la fumée », a-t-il expliqué.
Le conservateur estime qu’il n’existe pas d’alternative viable dans le département de l’Ouest. L’option de l’entreposage dans d’autres régions du pays a également été évoquée, mais le conservateur souligne que le problème reste logistique : « La capitale est pratiquement coupée des autres départements. De plus, il existe des normes strictes pour le transport des œuvres, ce qui complique encore la situation. »