Légion d’Honneur : discours de Michèle Duvivier Pierre-Louis
© Ambassade de France en Haïti
La Présidente du conseil d’administration du Centre d’Art, Michèle Duvivier Pierre-Louis a reçu de l’ambassadeur de France en Haïti, les insignes de la Légion d’Honneur le lundi 13 mars. La plus haute distinction française lui a été décernée en raison de son « riche parcours personnel et son engagement politique et social ».
Je vous remercie Monsieur l’Ambassadeur, et vous redis combien je suis honorée de recevoir cette distinction. C’est vrai qu’elle m’est offerte en mon nom personnel, mais je ne peux m’empêcher de l’associer à la représentation collective, réelle et symbolique, qu’elle porte également pour moi. Je pense à toutes celles, tous ceux qui m’ont instruite, appris, accompagnée, écoutée, conseillée, soutenue, encouragée, souvent en toute gratuité, tout au long de ma vie, avec qui je partage cet instant et le sens qui lui est donné.
Mes parents d’abord et ma grande famille élargie de Jérémie où je suis née, ma petite famille, ma fille et mon petit-fils, ma sœur, mon frère et son épouse. Mes ami.es et collègues, dont la présence ici cet après-midi ne relève pas d’un pur hasard mais témoigne de l’existence d’un lien qui a su résister à l’usure du temps. Merci beaucoup d’être là…
Monsieur l’Ambassadeur lorsque vous m’avez informée que j’allais recevoir la Légion d’honneur, la plus haute décoration honorifique française, passé l’effet de surprise, je me suis mise à réfléchir… D’abord au temps que nous vivons, ici et ailleurs, ici plus qu’ailleurs puisqu’ici, pour nous, c’est le lieu où notre volonté de vie demeure, l’espace aussi ténu soit-il où notre engagement se cherche un frayage pour distancer sinon atténuer les effets des images et des voix de la violence banalisée de notre quotidien. Et si nous n’échappons pas aux grondements du monde et à ses soubresauts, nous prenons tout à fait la mesure qu’ils nous atteignent parfois directement, souvent de manière plus sourde, plus insidieuse. Haïti est bel et bien dans le monde, depuis toujours, avec sa charge d’histoire. Avoir osé, cela se paie, nous le savons depuis Toussaint Louverture et depuis Dessalines !
Mais si il faut en parler, car il faut en parler, je ne voudrais pas m’y attarder et resasser ce qui trop souvent tient lieu d’opinion et de conversation. Cette distinction m’étant offerte par la France, mes réflexions m’ont également conduite à me poser des questions sur ce que je sais de la France, qu’ai-je appris et comment.
En interrogeant ma mémoire, je me suis rendue compte que cette connaissance toute fragmentaire soit-elle, m’est venue d’abord des livres, et d’abord de la littérature.
C’est vrai que j’ai beaucoup appris de mes voyages en France et d’amis Français, hommes et femmes, amitiés qui durent encore, mais les livres… Oui.
Des Malheurs de Sophie et de La fortune de Gaspard de la comtesse de Ségur lorsque j’avais sept ans, à toute la littérature romanesque qui va de Dumas, à Balzac, Stendhal, Flaubert, Proust en passant par Pagnol, et les grands romanciers et essayistes du 20ème et du 21ème siècle. Lire La Nausée de Sartre, mais aussi L’espoir de Malraux, toute la série des Rougon Macquart de Zola, c’est se faire une idée de cette France, de ses conflits de classe, de ses préjugés et de ses mesquineries, de ses contradictions, de ses grandeurs aussi. Si on veut comprendre les prolégomènes et les tractations de la première guerre mondiale, il faut lire les 8 tomes des Thibault de Roger Martin du Gars, d’autant qu’il s’agit en plus des relations complexes entre deux familles, l’une catholique l’autre huguenote, rappel de la Saint Barthelemy. Que d’images, de sensations, d’odeurs, de représentations, d’expressions !
La littérature c’est aussi la langue. La maîtrise graduelle de cette langue française et du métalangage qui lui est constitutif, que j’ai dû apprendre, étudier, pratiquer, a ouvert un nombre incroyable de possibles, de lectures, de culture. Un foisonnement de mots, d’expressions qui nourrissent l’imaginaire et permettent également de voyager vers d’autres pays, d’autres œuvres littéraires en version originale ou en traduction.
Et c’est aussi dans cette langue, adaptée à notre imaginaire, à nos habitudes langagières, que j’ai pu lire les grands classiques de la littérature haïtienne dont les auteurs savent nous dire avec des mots, les travers de notre société mais aussi ses rêves, ses espoirs, non sans humour, envol onirique et esthétique. Thémistocle Epaminodas Labasterre, Les Thazar, et bien sûr Jacques Roumain, Marie Vieux Chauvet, Frankétienne, Gary Victor, Jean Métellus, Jacques Stephen Alexis dont on a célébré le centenaire de la naissance l’année dernière, la nouvelle génération, James Noël, Makenzy Orcel, Guy Régis Jr., et nos écrivaines actuelles, Kettly Mars, Edwidge Danticat, Yanick Lahens…
La pratique de la lecture n’a jamais cessé et a permis l’ouverture sur une quantité infinie de textes qui eux aussi parlent de cette France. Lorsque j’ai passé mon bac, mon père m’a offert Les damnés de la terre de Frantz Fanon. Un choc !
Comme l’a été la lecture d’autres auteurs de cette Caraïbe une et divisible telle que l’a décrite mon ami Jean Casimir, lui qui a publié simultanément dans les deux langues, créole et français.
Lire Aimé Césaire, peu de poètes ne m’ont autant que lui envoyée au dictionnaire, lui qui manie cette langue française de manière magistrale. Du premier paragraphe du Cahier d’un retour au pays natal, j’ai dû chercher le sens des mots : punaise de moinillon, jusqu’au dernier vers, son immobile verrition.
Mais lire aussi Maryse Condé, Glissant, Chamoiseau dont le très récent essai Faire-Pays Éloge de la responsabilisation trouve chez nous un écho solidaire ; la littérature africaine, Kourouma, Achebe, Soyinka ; américaine et anglaise, Melville, Baldwin, Auster, Toni Morisson, Virginia Woolf, James Joyce ; russe Tolstoï, Gogol, Dostoïevski, Berberova ; et latino-américaine, Gabriel Garcia Marquez, Cortazar, Isabelle Allende, Amado, Neruda, pour ne citer que quelques noms. Un vrai privilège. Et je n’ai pas mentionné la poésie, la philosophie et l’histoire, toutes ces lectures qui façonnent et aiguisent notre esprit critique, notre capacité de penser et de juger, et nous enseignent la complexité.
J’ai eu une très éclairante expérience lorsqu’à la fin des années 1980, j’ai été nommée formatrice nationale du grand programme d’alphabétisation de l’Église catholique, la Misyon Alfa. En nous inspirant de la méthodologie des cercles de culture de Paolo Freire, nous avons créé des manuels d’apprentissage en créole et, j’ai été partout dans le pays montrer à lire et à écrire à des milliers d’Haïtiennes, et d’Haïtiens surtout des paysans et des paysannes, enthousiastes de pouvoir enfin signer leur nom et lire la nouvelle constitution. C’était d’autres temps.
Mais, je sais qu’en parlant de la langue française, je m’aventure sur « un terrain montant, sablonneux, malaisé, Et de tous les côtés au Soleil exposé… » Il existe effectivement un discours qui fait porter à la langue une charge d’aliénation et de domination. Loin de moi l’idée de nier les pouvoirs de la langue lorsqu’elle s’exerce dans un contexte de contrainte imposée et de dépossession de l’Autre.
A ce sujet, j’ai lu avec grand intérêt le livre d’Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit, Essai sur l’Afrique décolonisée qui nous dit ceci dans un passage sur les langues : « Les langues, religions et techniques héritées de la colonisation sont passées par un processus de vernacularisation – iconoclaste sans doute, et par nombre de ses aspects, destructeur, mais aussi porteur de ressources nouvelles, tant sur le plan de l’imagination, de la représentation que de la pensée. »
Cela me rappelle l’intervention d’une institutrice dans son troisième âge, qui a enseigné à des générations d’élèves dans des écoles publiques en Haïti. Lors d’une rencontre avec les écoles de Martissant soutenues par FOKAL, écoutez sa réponse à une question posée sur l’apprentissage scolaire et le choix de la langue : « Kreyòl la se pa n. Pa gen pèsòn ki ka wete l nan men nou. Se poutèt sa fò n sispann fè demagoji ak lang la. Fò n travay pou tout ti moun ka aprann lang la byen, ka aprann lasyans, matematik, jeyograpfi ak istwa nan lang la. Fò yo aprann peyi a tou, yo pa konnen l. Men fò yo aprann franse a tou. Le français c’est un butin de guerre ! dit-elle en haussant la voix. Nous l’avons gagné de haute lutte et nous n’avons pas à en avoir honte. Nous enrichissons cette langue en y ajoutant de nouveaux mots. Nous devons l’étudier et la pratiquer, pendant que nous travaillons le créole. Pour nos enfants, qui devraient apprendre l’anglais et l’espagnol également. » Quelle lucidité !
Et comme en écho, Jose Luis Gonzalez, l’auteur portoricain du livre culte Les quatre étages de la culture portoricaine renchérit : « Nous devons considérer la diversité des langues de la Caraïbe comme un lien entre tous nos peuples parce qu’elle est le résultat de notre histoire commune. La grande communauté caraïbéenne est une communauté plurilingue ; il s’agit d’une donnée historique irréversible, qui devrait constituer une richesse et un facteur de progrès. »
Après ce détour par les livres et ce qu’ils m’ont appris de cette France qui m’honore, je reviens à nos réalités. Je ne saurais terminer cette prise de parole sans une pensée spéciale pour les organisations de femmes et les féministes haïtiennes qui ont marqué cette année encore la date du 8 mars par des réflexions sur le chemin parcouru, les avancées et les reculs, mais aussi la volonté de continuer cet incessant combat contre les inégalités, les discriminations et les injustices.
Et puis, les artistes dont les créations, fruits d’un imaginaire fécond, continuent de nous étonner, celles et ceux que nous soutenons à FOKAL et au Centre d’art. C’est l’occasion pour moi de remercier l’Ambassade de France, vous Monsieur l’Ambassadeur, et l’Agence française de développement de nous permettre de réaliser le beau projet de La fabrique des arts, et aussi celui de Lekòl Nou.
En dernier lieu, les organisations paysannes avec lesquelles je travaille depuis déjà très longtemps. Je reviens juste d’un séjour dans le Sud, Aquin, Camperrin, Cavaillon, Barradères… comment ne pas être saisie par le courage, la détermination de ces populations historiquement marginalisées, qui tout au long de notre histoire et aujourd’hui encore, n’ont cessé de travailler, dans des conditions d’extrême précarité, de produire, d’échanger, de s’adapter, de résister, portant un idéal de dignité, de respect et d’honneur, mais subissant également le poids des errements et des inconséquences de choix politiques faits soi-disant pour eux mais toujours sans eux voire même contre eux. Cette distinction est aussi la leur, c’est ainsi que je le conçois.
Pour terminer, je fais encore appel à Achille Mbembe : « Le défi majeur auquel est confronté notre époque est celui de la refondation de la pensée critique, c’est-à-dire une pensée qui pense son possible hors d’elle-même, consciente des limites de sa singularité, dans le circuit qui toujours nous relie à un Ailleurs. Une telle refondation renvoie d’abord, de nécessité, à une certaine disposition – celle qui affirme l’entière et radicale liberté des sociétés vis-à-vis de leur passé et de leur futur. C’est aussi une pensée qui sait s’expliquer son monde, qui cherche à comprendre l’histoire dont on est partie prenante, et qui permet d’identifier la puissance du futur inscrite dans le présent.. »
De quoi réfléchir… lire, agir, et peut-être espérer.
Je vous remercie.
Michèle Duvivier Pierre-Louis
13 mars 2023