Les Femmes Pionnières du Centre d’Art

Luce Turnier. © Archive le Centre d’Art

Comment, à l’occasion de notre 80e année de naissance, ne pas parler de ces femmes qui, dès le début, ont apporté leur contribution à l’essor de cette institution et de celles qui ont brisé des barrières sociales et culturelles pour établir une présence forte et durable dans le monde de l’art. Allenby Augustin, Directeur exécutif du Centre d’Art, a profité du symposium sur l’art haïtien réalisé par le Musée d’Art de Tampa pour revenir sur leur histoire.

Dans les années 1930, quelques étrangères vivant en Haïti, comme Tamara Baussan, Andrée Naudé, Clainville Bloncourt et Hélène Schomberg, ont présenté leurs peintures, mais leurs tentatives sont restées limitées aux cercles privés. Leurs peintures étaient perçues par leurs pairs comme un passe-temps dominical, car il était difficile d’imaginer une femme faire de la peinture une profession. D’autres femmes artistes, comme Duraciné Vaval, ont également exposé leurs œuvres en privé, cette dernière présentant ses créations dans sa résidence privée à Bas-peu-de-Chose entre 1931 et 1937. Cependant, elle ne poursuivra pas une carrière artistique en raison des nombreuses pressions sociales, tout comme les autres femmes artistes mentionnées ci-dessus.

Avec la création du Centre d’Art en 1944, les femmes ont été activement impliquées dans les arts visuels en Haïti, à la fois en tant que leaders, artistes ou enseignantes, malgré les moqueries qu’elles subissaient lorsqu’elles se rendaient aux ateliers. Luce Turnier, dans un entretien accordé à Margaret Lizaire, évoque le mépris général qu’elle a affronté au début, et je cite : « Ma vie d’artiste n’a pas été aussi facile que celle de mes collègues au Centre d’Art. J’ai rencontré beaucoup d’obstacles pendant 30 ans, juste pour dire que le grand public était contre ce qui se passait au Centre d’Art. Après un long séjour en France, je suis retournée au pays… C’est à ce moment-là que j’ai trouvé un public plus favorable à ma peinture. J’ai vécu mes débuts au milieu d’un mépris général, sans animosité ; je ne fais que constater les faits. »

Malgré les obstacles et les préjugés, les femmes ont réussi à s’imposer à l’avant-garde de la scène artistique au même titre que les artistes masculins. Andrée Malebranche sera membre du Conseil d’administration et deviendra professeur, Hélène Schomberg sera responsable de la branche du Centre d’Art du Cap-Haïtien avant de céder la place au peintre Philomé Obin. Luce Turnier, Elzire Malebranche, Marie-José Thérèse Nadal, Hilda Williams, rejoindront le Centre en 1944 et 1945, et deviendront des artistes exceptionnelles exposant en Amérique du Nord, en Amérique latine et en Europe.

Ces femmes s’imposeront par la qualité de leurs œuvres et se libéreront des diktats sociétaux pour se consacrer pleinement à leur art et revendiquer leur statut d’artistes à l’égal de leurs homologues masculins. Dans cette présentation, nous mettons en lumière quatre femmes artistes qui ont rejoint le Centre d’Art depuis sa création en 1944 : Andrée Malebranche, Luce Turnier, Hilda Williams et Marie-José Nadal.

Andrée Malebranche

Andrée Malebranche faisait partie de la première cohorte de professeurs à enseigner au Centre d’Art lors de sa fondation en 1944. Née le 28 novembre 1916 à Port-au-Prince, elle a exprimé à sa famille son désir de devenir artiste. Elle a fréquenté l’École Normale des institutrices et a obtenu son diplôme en 1938. Suivant son père, ambassadeur à Cuba, elle a étudié au Círculo de Bellas Artes à La Havane et en est sortie diplômée en 1941. De retour en Haïti, elle a organisé une première exposition à Port-au-Prince avant d’exposer ses œuvres au Lyceum et Lawn Tennis Club de La Havane.

En 1944, elle a enseigné au Centre d’Art, contribuant à la formation de nombreux artistes tels que Luckner Lazard et Luce Turnier. Avec James Petersen et Gérald Bloncourt, elle a participé à la création d’une « fresque » pour l’église Sainte-Thérèse à Pétion-Ville en 1945, bien avant les célèbres fresques de l’église Sainte-Trinité. Ce sont les premières fresques peintes connues en Haïti. Andrée Malebranche a peint une « Vierge Noire », qui fut malheureusement effacée à la chaux par le Père Poirier en 1960, jugée trop déplaisante.

Ayant grandi durant l’occupation américaine (1915-1934), elle a ressenti le besoin d’affirmer son héritage haïtien-africain dans sa peinture. Sensible aux revendications indigénistes de l’époque, sa peinture reflète cette revendication, dépeignant la vie quotidienne des paysans haïtiens, des femmes et des citadins. Elle a organisé sa première exposition personnelle aux États-Unis à la 44th Street Gallery à New York en 1947.

Il est important de revoir le travail artistique d’Andrée Malebranche et de le situer dans l’histoire de l’art haïtien. Au début de sa carrière, elle a retravaillé l’iconographie religieuse catholique dans ses peintures, créant des œuvres qui exsudent une force mystique puissante qui choque la moralité religieuse de l’époque. Dans le livre coécrit par Gérald Bloncourt et Marie-José Thérèse Nadal, intitulé “La peinture haïtienne”, ils évoquent en ces termes : et je cite « […] au début de sa carrière, qu’elle mêla profondément à sa conception si troublante de la peinture une force mystique puissante qui la poussa à des créations pleines de piété : la Madone Bleue, la Vierge et l’Enfant puis la Vierge du Rocher. Ce dernier tableau est unique en son genre : elle utilise des couleurs vives faiblement masquées par un fond dominé par toute la gamme des gris et des violets. Des visages de paysans, des corps souples, vibrant mystérieusement sur des fonds presque toujours sombres, caractérisent son œuvre. »

Luce Turnier

Luce Turnier est l’une des figures de proue de la première génération d’artistes à rejoindre le Centre d’Art quelques mois après sa création en octobre 1944. Elle avait 21 ans. Elle fait partie des rares artistes féminines à pratiquer la peinture à l’époque, ayant reçu une formation académique.

Elle est née à Jacmel le 24 février 1924. Suite à un violent ouragan qui a frappé sa région natale, elle a quitté Jacmel pour se rendre à Port-au-Prince avec sa famille. Elle a fréquenté l’École Normale pendant une courte période, puis a quitté pour apprendre le tissage et la dactylographie en sténographie.

Au Centre d’Art, elle a appris la peinture à l’huile enseignée à l’époque par l’artiste russo-haïtienne Tamara Baussan, ainsi que la composition et le dessin avec les peintres Georges Ramponneau, Dewitt Peters et l’architecte Albert Mangonès. Elle a exposé ses peintures pour la première fois au Centre d’Art, aux côtés de l’artiste Maurice Borno en 1946. Quelques mois plus tard, elle a participé à la grande exposition d’art haïtien organisée par l’UNESCO au Musée d’Art Moderne de Paris en 1946 avec sa peinture « Sarcleur ».

L’œuvre de Luce Turnier est résolument moderne. Elle expérimente d’autres matériaux dans ses créations, comme le collage. Elle excelle dans les portraits au fusain et au pastel, souvent monochromes, représentant des paysans au marché, des travailleurs, des femmes et des enfants. Sa peinture, d’inspiration moderniste et évoquant l’expressionnisme abstrait, se situe en dehors de l’iconographie vaudou souvent associée à l’art haïtien et des canons de l’esthétique « naïve » dominante à cette époque en Haïti et à l’international.

En 1948, elle a reçu une bourse du gouvernement haïtien et de l’Institut français pour étudier à la Arts Students League à New York. De 1951 à 1953, une bourse de la Fondation Rockefeller lui a permis d’étudier à l’Académie de la Grande Chaumière à Paris en 1951. Elle a exposé en juillet et août 1952 à Hambourg, Düsseldorf et Munich en Allemagne.

Luce Turnier, consacrée Grande Dame de la peinture haïtienne selon Gérald Alexis, a ouvert la voie à plusieurs générations de peintres en leur permettant d’expérimenter d’autres techniques créatives. Ses expériences hors d’Haïti lui ont permis de confronter son art à celui d’autres artistes européens et américains. De ces rencontres, son art est ressorti enrichi et renforcé. Ses œuvres suscitent aujourd’hui un intérêt renouvelé et sont exposées entre la France, les États-Unis et Haïti dans des collections privées et muséales prestigieuses.

Hilda Williams

Hilda Williams est née à Port-au-Prince le 28 janvier 1924. Elle a fréquenté l’école des sœurs du Sacré-Cœur où le dessin était enseigné. En 1944, elle s’est inscrite au Centre d’Art pour suivre des cours. Là, elle a étudié la peinture avec Maurice Borno, Géo Remponeau et Lucien Price, le dessin avec Albert Mangonès et Paul Keene, et la sérigraphie avec Robel Paris.

À cette époque, le sculpteur américain Jason Seley enseignait le modelage et Edith Weynand enseignait la céramique au Centre d’Art. Hilda Williams avait été parmi les élèves les plus assidues de ces enseignants, et avec le Franco-Vénézuélien Amerigo Montagulli, elle a achevé son apprentissage en sculpture à l’Académie des Beaux-Arts de Port-au-Prince, fondée en 1969 par le sculpteur, où elle travaillait à partir de modèles en plâtre.

En 1960, Hilda Williams a reçu une mention spéciale organisée par la Commission Nationale du Tourisme Haïtien pour sa sculpture « Tête de Négresse ». Elle a réalisé une copie de « Pourquoi naître esclave ? » une sculpture du Français Jean-Baptiste Carpeaux réalisée en 1868. Hilda Williams s’intéresserait à la sculpture de portrait tout au long de sa carrière.

« Les sculptures de Hilda Williams, ensuite, sont des portraits typiques et nous pouvons voir, à leurs vêtements et coiffures, qu’ils ne sont pas des enfants de roi. Ils sont des archétypes d’enfants haïtiens et Hilda Williams en fait des symboles. […] En effet, il est facile de détecter les libertés prises par l’artiste, libertés que l’expression de sa personnalité exige. On peut parfois noter un allongement des personnages, la taille de la tête et de certaines parties : les pieds par exemple, par rapport au reste du corps toujours montré comme petit et délicat. En regardant sa sculpture dans son ensemble, on se rend compte qu’il s’agit d’un système de codes qu’elle a méthodiquement mis en place. », Gérald Alexis.

Hilda Williams est surtout connue pour ses créations miniaturisées et très délicates. Dans ses créations (peinture et sculpture), la figure de l’enfant occupe une place centrale.

Ses œuvres sont exposées à la Carminel Gallery Inc. à New York, à la galerie Praxis au Mexique, au Centre d’Art, à l’Académie des Beaux-Arts ainsi qu’au Musée du Collège Saint-Pierre.

Lisez la biographie d’Hilda Williams

Marie-José Nadal

Marie Josée Thérèse Nadal est née à Port-au-Prince en 1931. Elle a fréquenté le Centre d’Art dès son plus jeune âge, en 1944, et fut l’élève de Lucien Price, Dewitt Peters et Georges Remponeau. Elle fut l’une des plus jeunes artistes à exposer personnellement à l’âge de treize ans et demi. En 1948, elle est allée en France pour étudier, puis à Montréal, Canada.

De retour en Haïti, elle a collaboré avec Michèle Manuel, étudié la céramique sous la direction de Tiga, Frido Casimir et Patrick Vilaire, et créé des sculptures en métal dans l’atelier de Raymond Menos. En 1975, elle a ouvert la Petite Galerie pour promouvoir et exposer l’art moderne. Deux ans plus tard, elle a inauguré la galerie Marassa à Pétion-Ville avec sa fille Michèle Frisch. Avec le soutien de Lois Maïlou Jones Pierre-Noël, elle est devenue l’une des instigatrices du groupe « Les femmes peintres », un mouvement qui faciliterait la diffusion des œuvres et la circulation des artistes visuels haïtiens particulièrement des femmes aux États-Unis. Elle a coécrit avec Gérald Bloncourt « La peinture haïtienne », l’un des premiers ouvrages à offrir un aperçu de la peinture haïtienne.

Il est également important de souligner, dans une présentation future, la précieuse contribution de la chercheuse et artiste Lois Maïlou Jones Pierre-Noël (qui fut professeur au Centre d’Art) à la reconnaissance internationale des femmes artistes haïtiennes et caribéennes. Lois Maïlou Jones Pierre-Noël a souligné l’importance pour les femmes de « travailler ensemble pour trouver leur propre structure et leur propre imagerie ».

En 1965, Marie-José Thérèse Nadal a reçu le deuxième prix au Salon Esso à Port-au-Prince pour sa peinture « L’Oiseau Noir », et sa peinture « Paysage de l’Espace » a été choisie pour faire partie de la collection du Musée de Rennes en France. Ses créations touchent à l’aquarelle, la peinture, la sculpture et la gravure. Elle a expérimenté l’abstraction lors de ses premières expositions à Montréal.

Gérald Alexis rapporte dans son excellent livre « Peintres haïtiens », publié en 2000 : « Dans les années soixante, exposant à Montréal, elle a montré ses premières abstractions : le lien très évident entre ses œuvres abstraites et le paysage qui les inspire toujours témoigne de l’importance de la nature dans l’esprit et le cœur de l’artiste. L’utilisation de l’acrylique coïncide avec une évolution décisive dans son travail. Si le paysage reste sa source d’inspiration, le monde qu’elle représente désormais est presque entièrement dématérialisé. Il reste difficile de dire si ce changement est le résultat d’expériences personnelles et sensorielles, ou simplement de l’expérimentation de ce nouveau médium. »

Lisez la biographie de Marie-José Nadal

Conclusion

L’impact de ces femmes artistes est inestimable. Elles ont brisé les barrières sociales et culturelles pour établir une présence forte et durable dans le monde de l’art. Le Centre d’Art, grâce à leur engagement et à leur talent, a non seulement survécu mais s’est épanoui, devenant un pilier de la culture haïtienne. Leur héritage continue d’inspirer de nouvelles générations d’artistes en Haïti et au-delà.