Pascale Bichot revient sur sa participation au festival du lin 2024
La plasticienne Pascale Bichot a participé au festival du lin 2024 les 5, 6 et 7 juillet, en Seine-Maritime. Un événement qui, depuis 30 ans, permet de découvrir la filière lin sous toutes ses formes à travers plus de 30 sites d’expositions et d’animations inédites. La sculptrice est revenue sur sa participation à l’édition 2024.
Le Centre d’Art : Quand avez-vous su que vous participeriez au Festival du Lin 2024 ? Est-ce votre première participation ?
Pascale Bichot : J’ai manifesté mon intérêt pour exposer dans le cadre du Festival du lin en 2020, juste avant le premier confinement (dû au Covid 19, NDLR). Le projet a été reporté plusieurs fois et, en 2023, les organisateurs m’ont donné le feu vert.
CDA : Pourquoi avez-vous manifesté de l’intérêt pour y participer ?
PB : La chapelle Saint-Julien de Flainville est un lieu très inspirant. Elle invite à la spiritualité. La lumière traversante entre les deux vitraux de la chapelle sublime ce qui y est montré.
C’est un bel écrin pour le thème puissant des « Territoires ».
CDA : Parlez-nous du titre de votre exposition « Territoires ».
PB : En 2022, j’ai eu la chance d’être sélectionnée pour participer à une résidence artistique organisée par le Centre d’Art sur le thème des héroïnes de la Caraïbe. Je me suis rendue en Jamaïque durant un mois. L’expérience a été très intense. Je suis partie du constat simple que les esclaves déposés dans les îles n’étaient pas tous repartis en Afrique une fois l’abolition de l’esclavage déclarée. Ils se sont approprié le territoire sur lequel ils avaient travaillé. Ils sont devenus les habitants de ces îles. Travailler la terre permet de la revendiquer. En France, le 23 janvier dernier, sur l’autoroute A16, un agriculteur a dit : « On a besoin de faire territoire ! », il voulait dire qu’il est temps que la communauté se retrouve autour des valeurs de la terre, ce qu’elle nous donne et ce que nous lui devons. Donnez-nous les moyens d’être à la hauteur de ces enjeux-là !
La notion même de territoires est au cœur de beaucoup d’enjeux sociaux, environnementaux et politiques : la protection des sols et des cultures, le respect de la rémunération des travailleurs, le droit du sol. C’est énorme ce qui se joue-là !
Je me suis donc imaginée femme seule sur un territoire. Une femme, une fibre, un sol, un territoire. La première chose à faire serait de le délimiter et d’indiquer non seulement ma présence, mais aussi ce que j’y cultive, ce qui s’y passe. Ici, en Haute-Normandie, on parle de Terre de lin.
Je me suis intéressée aux marqueurs de territoires : pieux, totems, sphères, au vocabulaire (carreau de terre) et à la signalétique qu’on emploie pour désigner un emplacement : le cercle et la croix.
CDA : Quels projets avez-vous présentés dans ce festival ?
PB : A. Le cercle et la croix. J’ai commencé au ras du sol. Je me reconnais dans la démarche de l’Arte Povera : utiliser ce que l’on trouve sur le terrain. J’ai ramassé des lianes de clématite des fossés, dans les cavées (ruelles creusées dans la terre et bordées d’arbres). Je les ai cerclées et maintenues avec de la corde de lin. Le point de feston gaine, maintient, renforce. Dix-huit cercles concentriques constituent un ensemble dont émane une force centrifuge, l’idée d’un nid, un cercle. Le cercle est une forme qui nous est familière, nous venons tous d’un ventre rond.
Par ailleurs, j’ai teint un drap de lin épais dans une décoction de brou de noix pour obtenir un brun très foncé. La texture est rugueuse et la pluie y a laissé quelques traces rendant l’aspect très proche de celui de la terre. Les deux lés de tissu installés forment la croix.
Le cercle et la croix indiquent le lieu. Pour indiquer un lieu sur une carte, on trace un cercle ou une croix, d’où le titre de cette installation « C’est ici ! »
B. Les sphères
Au Costa Rica, les sphères sculptées de gabbro (une roche plutonique) entre 200 av. J.-C. et 1500 indiquent probablement des limites territoriales. Leur taille varie. J’ai constitué sept sphères de divers diamètres avec de la corde de lin épaisse, les plus grandes ont un diamètre d’environ 80 centimètres. L’ensemble était disposé sur l’autel de la chapelle sous une croix au dessin fragmenté figurant sur un vitrail. À nouveau, le cercle et la croix.
C. Les totems
Quatre chevrons de sapin de 4,50 mètres, sur lesquels j’ai fixé des tourillons (pics fixés à angle droit), sont recouverts de filasse de lin. C’est un hommage à Janis Kounellis (1936-2017), une des grandes figures artistiques de l’Arte Povera, qui a exposé des tonsures de laine sur de semblables segments de bois. Il s’agit ici de faire intervenir la sensorialité des matériaux.
La fibre de lin est utilisée pour l’isolation des habitations, le linge de maison et les vêtements. C’est une fibre naturelle, locale, gage de régulation de la température. Toutes ces valeurs positives du lin sont présentes dans notre inconscient collectif et nourrissent le regard.
Les longs segments figurent un axe, les tourillons à angle droit complètent la forme de la croix. Pour installer la filasse, j’ai dû trouver une énergie. C’est un mouvement rapide et circulaire qui s’est imposé, le cercle.
D. Les pieux
Dix pieux achetés chez un spécialiste en jardin et fréquemment utilisés pour clôturer les terrains ont été taillés en pointe pour mieux se ficher dans le sol. Ils sont présentés pointes en l’air pour que l’œil suive un mouvement ascendant, vers la lumière du vitrail sous lequel ils étaient disposés. Je les ai gainés de corde de lin fine. Le point de feston forme ici une ligne en relief, un graphisme que je traduis comme un chemin de vie différent et auquel chacun d’entre nous pourrait s’identifier.
Il s’agit d’un hommage à James Brown (1951-2020), artiste éclectique américain, qui a présenté en 1977 « 10 Earth Markers », dix marqueurs de territoire recouverts de tissu de lin et coton cousu avec des cheveux humains bruns.
E. Le carreau de terre
Il s’agit d’une pièce textile composée d’un assemblage de tissus de tailles et de couleurs diverses. Le tout forme un carré imparfait. Je me suis inspirée de la technique de couture japonaise appelée « boro* ». J’ai utilisé des teintures végétales de brou de noix, d’avocat et de bois de campêche pour obtenir différentes couleurs : rose, brun foncé et violet profond. Assemblés, ces pièces de tissus ont formé un tableau.
*Entre le 18e et le début du 20e siècle, les fermiers et pêcheurs japonais qui n’avaient pas les moyens de remplacer leurs vieux kimonos les réparaient à l’aide de chutes de tissus.
CDA : Le festival a été réalisé dans 10 communes de la Vallée du Dun et ses environs (76740) en Seine-Maritime. Où avez-vous été exposée ?
PB : À la chapelle Saint-Julien, à Flainville, un hameau qui dépend de la commune du Bourg-Dun en Haute-Normandie.
CDA : Vous dites : « Mes sculptures et pièces textiles s’articulent autour de l’appropriation du territoire ». Pouvez-vous nous expliquer cette affirmation ?
PB : Le cercle et la croix, les sphères, les totems et les pieux, ces objets, ces formes indiquent un lieu, un emplacement : « je suis ici, je suis d’ici, ça se passe ici ». Je travaille le territoire, je me l’approprie, je le revendique, je revendique mon appartenance à ce territoire. Je travaille le territoire, je le respecte. La terre me nourrit, je la cultive. La terre me travaille, je lui appartiens.
CDA : Quels sont vos attachements au tissu, particulièrement au lin ?
PB : Depuis l’enfance, j’ai une sensibilité particulière avec le tissu. Mes deux grand-mères, l’une haïtienne et l’autre française, étaient couturières et chacune, à sa manière, m’a transmis ce goût pour l’étoffe. Elles confectionnaient toutes sortes de choses, beaucoup de vêtements mais aussi des pièces pour la maison avec un grand plaisir. Pour chacune, l’exercice était très joyeux mais aussi précis et appliqué.
Le lin est cultivé en Haute-Normandie, c’est une fibre noble qui a une belle main, une belle texture, un beau tomber et qui prend très bien la couleur.
CDA : Parlez-nous de votre histoire avec le lin.
PB : Avec mes premiers salaires, j’ai acheté de beaux draps en lin au marché aux puces Paul Bert à Paris. Plus tard, en 2009, j’ai lancé une petite collection textile « D925 Veules-Les-Roses » confectionnée dans des draps de lin et de chanvre anciens. Aujourd’hui, je travaille avec la fibre à l’état brut. Demain, je peindrai peut-être sur des toiles de lin. Je n’ai pas dit mon dernier mot !